La Grappe
Le décor a pour lieu les championnats de France 96 de deltaplane à Millau dans l'Aveyron.
Ce récit relate les deux dernières heures de cette cinquième et ultime manche, sans doute la plus difficile de ces championnats.
Compétition :
Nom féminin du latin competitio
Recherche simultanée par plusieurs personnes d'un même titre.
Synonyme : Rivalité, Concurrence.
Il y a un plateau très grand très plat, un plafond tellement bas que tu rentres la ficelle de ton harnais de peur qu'elle ne s'accroche dans un buisson.
Des ascendances faibles et invisibles qui durent aussi peu qu'elle ne montent. Un voile de cirrus qui à force de te suivre est maintenant omniprésent
au-dessus de ta tête. Pour ne rien arranger, le vent jusqu'à maintenant arrière est passé 3/4 face, 10km/h.
Et là, ta seule chance de tenir encore un peu :LA GRAPPE.
Véritable bouée de sauvetage dans un océan de dégueulantes : LA GRAPPE ! Certes pas aussi sécurisante qu'au début du plateau car, de 30, nous sommes passés à 9 pilotes.
Mais bon c'est ta grappe, tu t'y es attaché, parfois devant, parfois derrière, tu l'as toujours retrouvée avec plaisir, parfois in extremis.
Bref, elle te permet de tenir alors que tes petits camarades ( des copains maintenant qu'ils sont posés) sont en bas. Tu t'y es tellement attaché que cela va finir par te rendre con, car enfin, cela fait maintenant plus de 5 minutes que tu tournes avec les autres dans du 0, -1 m/s, ambiance clocher de village et moto qui pétarade...
Il faut te décider maintenant, hélas ce que tu as observé jusqu'à maintenant t'incite plutôt à la prudence car systématiquement ou presque, le premier parti de la grappe se pose par manque de visibilité sur les suiveurs. Tu as failli le vérifier à tes dépends.
Mais bon, actuellement la situation est préoccupante, celui qui était le plus bas de la grappe, vient de finir son virage dans un arbre, heureusement sans gravité ("le pauvre !" dis-tu à la radio, alors qu'un rictus mauvais inonde ton visage).
Enfin, après tant de suspense, tu ne sais pas ce qui s'est passé, mais finalement la chose s'est produite, la grappe a explosé !.
Une décision quasi simultanée. Chacun y va de sa meilleure position dans le harnais pour optimiser son taux de chute en transition. Tu te places bien au milieu des 8 pilotes en voyant le sol s'approcher à la vitesse grand V.
Habituellement, vu la hauteur, tu aurais déjà ouvert le harnais et choisi ton terrain, mais là, non ! Tu es en compétition, les championnats de surcroît, tu restes bien concentré sur ta transition et tes adversaires, tu ignores le dôme de cailloux que tu survoles et tu attends le miracle.
Il se produit. L'aile la plus proche de toi enroule un résidus d'ascendance provenant sans doute de l'échauffement dû à la fornication de deux fourmis. Cela transforme ton inconfortable -2 m/s en + 0 quelque chose.
Les deux ailes les plus éloignées de chaque côté ne trouvent pas à leur hauteur l'ascendance tant convoitée et se posent en vrac dans le même champ (nouveau rictus mauvais mais pas de propos sarcastiques à la radio, tu es bien trop bas !!)
Ton GPS qui t'indique clairement la direction à suivre te fait deviner le but.
Il est à 2,5 km mais tu n'as pas 200 m sous les pieds, de plus le vent est presque face et les varios vraiment mauvais en transition. Oublie, il va falloir attendre.
Tu patientes avec tes 6 camarades.
Ce sont presque des copains maintenant, à force d'indélicatesse et d'insultes malheureuses, tu as fini par t'habituer puis apprécier tes compagnons de galère. Tu sais très bien aussi que seul sur ce plateau aride et sans relief, vous êtes contraints de vous entraider pour avoir une petite chance de réussir le but.
Seul , tu serais déjà posé depuis longtemps, tu ne l'ignores pas. Ambiguïté de ce sport où il faut savoir s'entraider par moment, et au bout du compte poser ses adversaires pour gagner.
Rien ne va plus, la dérive avec un 0 faiblissant te fait observer que primo : si tu es à 300 m d'altitude tu es aussi 1 km plus loin, secondo : tu es à cause de la dérive vent de face, et le but peu à peu s'éloigne derrière la colline. Tu accuse le coup, puis tu te dis intérieurement que c'est foutu. Tu ne vas pas faire le même coup que ton copain Manfred Rhümer qui, au dernier moment aux championnats du monde a pété les plombs au dessus de son alter ego Sushanek en quittant l'ascendance pour se poser 30 m avant la ligne. Tu résistes à cette envie et tu te concentres sur ton zéro.
Soudain l'un de tes presque copains, se prenant sans doute pour Manfred, quitte la grappe barre au ventre en direction du but. Il y a comme un espèce de flottement dans ce qui reste de la grappe, mais finalement tout le monde reste sur sa position en laissant s'échapper le pilote téméraire.
Peu après toujours dans ton zéro, tu te dis que tu es le dernier des cons, alors que tu vois avec la dérive disparaître le but derrière la colline. Ambiance morose. Le faux Rhümer que tu as observé depuis son échappé se pose finalement à très peu de distance de la grappe. Tu te félicites de la pertinence de ton choix vu la maigre performance du blaireau.
Enfin, cruauté de notre activité, l'inconsistant vario que tu exploites depuis bientôt un quart d'heure, te rend compte d'un léger mieux, tu recentres la chose, tendu comme les cannes de ton aile et concentré comme jamais. L'ascendance prend du ventre et; allelouya !!, tu enroules maintenant un fabuleux 1 m/s intégré qui te permet, à toi et à tes 5 compagnons( ce sont des amis maintenant quoiqu'il advienne) de monter à 500 m en visuel du but.
Toute bonne chose ayant une fin cela s'arrête brutalement à cette même altitude. Là tu ne perds pas ton temps dans du négatif, tu sais que ce thermique était la dernière chance de faire le but. Tu fonces.
Ce dernier est à 4 km, tu es 500 m au dessus du plateau, le vent est de 10 km/h de face mais tu espères qu'il sera moins fort plus bas. Tu serres les fesses, rentres tout ce qui dépasse. La longue transition commence.
Tu sais qu'il n'y aura pas d'autre ascendance dans le secteur car le voile de cirrus est maintenant devenu opaque, il est responsable de l'arrêt brutal du dernier thermique.
Vous n'êtes plus que 5 pilotes en l'air qui s'escriment à transiter de leur mieux. Ton point de visée te donne le but en dessous, mais aussi parfois au dessus. Tu es sur des charbons ardents, la fatigue, le stress et la douleur physique sont là pour te prouver que tu ne supporteras pas de te poser 100 m avant la ligne.
A ce moment précis, tu n'as plus rien d'humain, plus rien à voir avec ce type apparemment équilibré qui nourrissait hier encore des rapports affectueux avec sa famille, agréable avec son entourage, professionnel et consciencieux dans son travail, en bref un gars à peu près normal dans son environnement de tous les jours.
Là tu ne vis que pour cette bâche blanche posée au sol qui délimite le passage du but éphémère, de la victoire de l'obstination sur le renoncement, du courage sur la douleur.
Passage dans un autre monde ?
Presque en groupe, la ligne tant convoitée s'efface sous tes pieds. Tu viens de franchir cette putain de balise avec seulement 50 m de rab. Tu te poses enfin , ta joie est indescriptible. Une minute avant tu n'osais pas y croire, maintenant tu es devant le fait accompli.
Pourtant tu fais peine à voir, tu es livide, blanc comme un cachet d'aspirine, tu ne bouges plus tes bras tellement ils te font mal.
Heureusement dans ta tête tu jubiles, ce bonheur n'est guère démonstratif, mais tellement fort intérieurement. On vient te serrer la main, tu congratules tes compagnons de vol, chacun y allant de ses compliments sur l'autre.
Redevenu bipède tu t'abaisseras à des sentiments bien humains en t'assurant d'avoir bien été pris pour le temps d'arrivée. Tu ne pourras pas t'empêcher de faire des petits calculs pour savoir combien tu vas gagner de points et quelle place tu occupes demain. Tu auras même des inquiétudes sur la qualité de tes photos et ta position bonne ou hors balise.
Mais surtout tu vas mettre un temps infini à plier ton aile car tu n'es pas pressé de quitter un endroit qui t'a procuré tant de crainte, de haine, de convoitise et enfin de bonheur conjugués, tellement que tu n'en reviens pas d'être là...
Xavier
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